Juin 2022
Retour de mission en pays Maasai
Le projet SYSORI
Alain Ghio & Didier Demolin
Le projet SYSORI
Nous revenons sur une mission de terrain réalisée en pays Maasai en juin 2022 par Didier Démolin, professeur de Phonétique à la Sorbonne-Nouvelle à Paris (Laboratoire de Phonétique et Phonologie, UMR 7018) et Alain Ghio, Ingénieur de recherche au laboratoire Parole et Langage à Aix-en-Provence (UMR 7309). L’objectif était d’enregistrer des locuteurs Maasai autour d’Arusha au nord de la Tanzanie. L’originalité de ce travail réside dans l’approche expérimentale de terrain qui consiste à enregistrer des locuteurs sur place avec des techniques perfectionnées de laboratoire : aérophonométrie, électroglottographie, labio films… L’utilisation de ces techniques en laboratoire est courante en laboratoire, tout comme les enquêtes sur le terrain avec un enregistreur audio portable. Mais faire de l’aérophonométrie au milieu du bush, ça relève du défi. C’était l’objet de cette mission à laquelle est associé Michael Karani, collègue linguiste de l’Université de Dar Es Salaam.
Il s’agissait d’une mission similaire à celle faite en 2020 durant laquelle les langues ciblées étaient l’Iraqw, une langue couchitique parlée autour de Mbulu, ainsi que le Hadza, une langue à clics parlée par un millier de personnes autour du lac Eyasi. Cette mission avait fait l’objet d’un compte rendu dans la revue du CNRS : https://lejournal.cnrs.fr/articles/dans-le-secret-des-langues-a-clics
Une locutrice Maasai enregistrée avec la technique d’aérophonométrie EVA2 (enregistrement de la parole, de l’accolement des cordes vocales, des flux d’air et pression intra-orale durant la phonation)
Ce projet porte sur l’étude des « Systèmes sonores des langues de la vallée du Rift » (projet SYSORI). Il est financé par le CNRS comme dispositif de soutien aux collaborations avec l’Afrique subsaharienne.
Les enjeux scientifiques
La région du Grand Rift africain regroupe plusieurs aires linguistiques appartenant aux principales familles de langues du continent (Afroasiatique, Niger-Kongo, Nilo-Saharien et Khoesan). La diversité linguistique qui se rencontre dans le nord de la Tanzanie, est le résultat de migrations et de contacts, parfois très anciens, entre des populations de chasseurs-cueilleurs, de pasteurs et d’agriculteurs. La comparaison entre les langues suggère plusieurs phases migratoires et des contacts ayant, à plusieurs reprises, modifié le paysage linguistique. L’importante étendue géographique de certaines familles de langues, comme le bantou, le couchitique et le nilotique est révélatrice de ces mouvements de populations anciens. Certaines langues de la région, comme le Sandawe et le Hadza ont des relations avec les langues Khoesan du Botswana et de la Namibie, ce qui montre la complexité des liens anciens entre ces populations. Le Rift oriental, en Tanzanie, est le seul endroit du continent africain où les 4 grandes familles de langues du continent (Khoesan, Niger-Congo, Afro-asiatique et Nilo-saharien) sont en contact.
Le contexte linguistique de l’Afrique de l’Est : en gris les langues Khoisan (Hadza et Sandawe), en vert les Afro-Asiatiques couchitiques (dont l’Iraqw), en orange clair les langues bantoues (dont le Swahili) et en bleu les langues nilotiques (dont le Maasai). La Tanzanie est le seul point où ces quatre grandes familles sont en contact.
Les objectifs
Le projet SYSORI a pour vocation d’étudier les systèmes sonores (phonétiques/phonologiques) de langues Nilo-sahariennes (Maasai et Akiek), Afro-asiatiques (Iraqw, Alagwa), Niger-Kongo, mixtes (Mbugu) et Khoesan (Hadza, Sandawe). Il s’agit d’étudier et de décrire la production des sons spécifiques à ces langues comme par exemple des consonnes éjectives, implosives, clicks, avec des systèmes vocaliques particuliers.
Données enregistrées avec un locuteur Maasai sur la prononciation du mot “aɓaá” qui signifie “craquer”. En haut à gauche, signal sonore. En bas à gauche, signal électroglottographique qui rend compte de l’accolement des cordes vocales. En haut à droite, débit d’air oral, c’est à dire la quantité d’air qui sort de la bouche. En bas à droite, pression à l’intérieur de la bouche. Sur le /ɓ/ qui est une consonne implosive, on observe clairement un arrêt de la sortie d’air par la bouche (en haut à droite). C’est ce que l’on appelle l’occlusion, c’est à dire la fermeture du conduit vocal. Sur le /ɓ/ comme sur le /b/, cette fermeture se fait au niveau des lèvres. Quelle est la conséquence ? La pression dans la bouche augmente car de l’air sort toujours des poumons. C’est le phénomène normal rencontré sur le /b/. Mais que se passe-t-il sur les implosives ? Il y a un agrandissement de la cavité buccale et un abaissement du larynx. Dans la cavité buccale, qui est fermée grâce aux lèvres, la pression chute brutalement et devient négative (visible en bas à droite). Lors de l’ouverture des lèvres, cette dépression devient audible lorsque l’air rentre dans la cavité orale. C’est le bruit du /ɓ/.
Les moyens instrumentaux de laboratoire permettent d’objectiver et de quantifier de manière significative la production de ces sons, mais aussi d’avoir une meilleure compréhension des aspects historiques, à court et à long terme, de l’évolution des systèmes sonores de ces langues. La coopération de nos collègues tanzaniens est indispensable pour mener à bien les missions de terrain. Outre des publications communes qui résulteront de ces recherches, nous contribuerons à la formation des étudiants de l’université de Dar-es- Salaam. Une mission d’enseignement est d’ores et déjà planifiée pour décembre 2022.
De gauche à droite : Michael Karani (UDSM), Didier Démolin (LPP, Paris), Loyewo (informateur sur Arusha), un locuteur Maasai anonyme, Alain Ghio (LPL, Aix-en-Provence)
Des histoires Maasai
Un objectif de la mission récente était aussi de recueillir un certain nombre d’interjections, de conatives (formes verbale propre à exprimer l’idée d’effort), d’idéophones (mots visant à rendre compte d’une sensation, comme une odeur, une couleur, une forme, un son, un mouvement) typiques de la langue Maasai avec notamment des sons qui ne font pas partie du système phonologique de la langue Maasai mais qui sont de leurs stratégies de communication. Une séance a consisté notamment à l’enregistrement audiovisuel de trois « anciens » racontant des histoires Maasai et qui permettent de saisir la langue dans son usage naturel. Une valeur patrimoniale peut être attribuée à ces enregistrements qui archivent cette tradition orale en perte de vitesse dans une société fortement marquée par l’usage du swahili puis de l’anglais à l’école, ainsi que par les usages intensifs d’écrans laissant pas ou peu de place à ces aspects.
Suite aux prochaines missions
Automne 2022 :
- mission exploratoire chez les Sandawe
Décembre 2022 :
mission d’enseignement à l’Université de Dar Es Salaam,
enregistrements de Maasai et Iraqw sur place,
mission de terrain dans les montagnes Usambara chez les Mbugu, une langue mixte bantoue par sa syntaxe et couchitique par son vocabulaire